La Langue de CERVANTES

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A partir de la deuxième génération née en Oranie, on réalisa très vite que sans une bonne

maîtrise du français, la réussite dans la vie s'en trouverait sérieusement affectée.
Les descendants de la deuxième et troisième générations parlaient français à la maison, entre
parents et enfants, et entre frères et soeurs; mais pas toujours tout de même.
Seulement la présence des grands-parents rendait la langue de Cervantes indispensable
pour toute relation avec eux. Le bilinguisme s'installa alors, avec l'irruption de mots
français dans le discours.

Certains mots espagnols disparaissaient curieusement alors des mémoires:
«
Anda siempre por el trottoir ! », marche toujours sur le trottoir!
«
Pon los platos en el buffet! », mets les assiettes dans le buffet!
«
Dame las lunetas! », passe-moi mes lunettes!
Difficile d'expliquer pourquoi les mots «
acera- aparador- gafas » étaient tombés dans
l'oubli.

Les «
zanahorias », les carottes, n'ont pas eu de succès chez nous ; nous les appelions
«
carrotas ».

C'est surtout ma génération, née dans les années 30, qui commença à en être affectée.
L'absence d'écriture faisait, qu'ici ou là, certains substantifs subissaient aussi des
transformations. Quelques exemples illustrent ce phénomène:

«
Mellizos » , des jumeaux, devenaient « merguizos ».

«
Resbalar », glisser , se transformait en « refalar ».

«
Enrobinado », rouillé, se disait communément « arobiniao ».

Il est bon de préciser que cette langue fut introduite en Oranie par les premières
générations d'émigrés qui vécurent et moururent analphabètes à 75% ; c'était surtout le
cas de ceux nés avant 1875 en Espagne. Transmise oralement, de génération en
génération, elle ne pouvait que s'appauvrir, par l'oubli, la détérioration de la phonétique,
privée qu'elle était de l'indispensable rigueur de l'écriture.
Que l'essentiel de cette langue ait été sauvegardé, après plus d'un siècle d'usure,
constitue déjà une belle prouesse.